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Cléo de Mérode, la première icône populaire moderne
On l’assimile à tort aux cocottes de la Belle Époque, les Liane de Pougy, Émilienne d’Alençon et autres Belle Otéro, qui firent la grandeur et la décadence de la Belle Époque. Loin des demi-mondaines, Cléo de Mérode, à qui l’on ne connaissait que très peu d’amants, incarnait plutôt une sorte d’idéal angélique et romantique, alliant à la fois chasteté et sensualité. Ce furent surtout les clichés de Léopold-Émile Reutlinger qui magnifièrent le plus la beauté éthérée de cet ancien petit rat, en faisant l’une des premières icônes populaires de l’histoire moderne.
Une exhibition précoce
Cléopâtre-Diane de Merode naquit le 27 septembre 1875 à Paris, fille naturelle d’une mère authentique descendante de la branche autrichienne de la maison belge des Merode, Vincentia von Merode, et d’un père issu de la haute société autrichienne. Pour laver la honte liée à cet acte de séduction qui noircissait son avenir, la jeune fille mère se réfugia dans la capitale française, où elle put assumer son goût prononcé pour une existence quelque peu bohème. Elle n’eut cependant aucun mal à intégrer la bonne société, notamment grâce au charme et à la beauté de sa petite fille, surnommée Cléo. Celle-ci devint bientôt la seule raison de vivre de Vincentia, qui ne perdit pas une occasion de mettre en scène et d’exhiber son enfant dès son plus jeune âge.
Ballerine de Paris à New York
À l’âge de sept ans, Cléo de Mérode entra à l’école de danse de l’opéra de Paris. Une passion qui ne la quitta plus. Même si elle dut sans doute repousser les avances de certains notables, nombreux à fréquenter les coulisses de l’opéra pour prendre maîtresse. Et même si celles-ci avaient à peine quatorze ans… Au fil des ans, elle posa pour des photographes, à l’heure où cet art balbutiant connaissait son premier développement, et ces clichés d’elle en danseuse furent davantage remarqués que ses performances de ballerine sur la scène de l’opéra. On lui proposa cependant des contrats, notamment pour danser dans des salons mondains, aux Folies Bergères, à l’Opéra-Comique, au casino de Royan, puis sur de nombreuses scènes européennes, et même à New York. Elle se produisit à plusieurs reprises dans des grandes productions entre 1896 et 1898, année où elle quitta la vénérable institution parisienne pour se lancer dans une carrière internationale de danseuse indépendante, qu’elle poursuivit jusqu’à l’éclatement de la Première Guerre mondiale.
Une icône romantique
Sorte de Sainte-Nitouche mâtinée d’Ève, la fraîcheur et la jeunesse de Cléo de Mérode ne laissaient en effet personne indifférent. Naturellement douée pour prendre la pose, elle optait pour des postures rappelant les images pieuses, ce qui ne fit que renforcer sa réputation de grande vertu. Elle se construisit ainsi un personnage très virginal et angélique, à la jeunesse éternelle. Reproduits sur des cartes postales, ses portraits — d’où ses taches de rousseur étaient quasi systématiquement gommées —, firent rapidement le tour du monde, muant la jeune femme en célébrité internationale. Cléo devint une icône des symbolistes, ainsi qu’une inspiration pour le courant romantique.
Muse de Degas et Toulouse-Lautrec
La renommée de la danseuse immaculée se développa énormément grâce aux nombreuses représentations que firent d’elle des artistes de renom. Ainsi, elle posa pour le sculpteur Alexandre Falguière, les peintres Edgar Degas et Toulouse-Lautrec, et entra même au musée Grévin dès 1895 ! Cependant ce sont bien ses portraits photographiques qui firent d’elle l’une des premières icônes populaires. L’appareil photo aimait le beau visage de la jeune fille, extrêmement photogénique, ainsi que son corps androgyne. Ses portraits réalisés par Paul Nadar, fils de Félix, et surtout Léopold-Émile Reutlinger, firent bientôt le tour du monde. Et en 1896, les lecteurs de L’Illustration élurent Cléo reine de beauté parmi cent trente et une célébrités.
Inspiratrice de Nadar et Reutlinger
Tout commença vraiment pour elle en 1893, quand la jeune femme posa pour la première fois seule dans l’atelier de Nadar. Le mythe naquit là, dès cette première séance : le corps menu et filiforme, le port altier, le regard fixe et déterminé, empreint parfois de mélancolie, la longue chevelure contenue par un bandeau, mettant ainsi en avant ses traits si fins, et la bouche fermée, n’esquissant jamais l’ombre d’un sourire. Puis la même année, Cléo de Mérode fut invitée par le fameux Léopold-Émile Reutlinger, qui immortalisait en photographie les femmes de spectacle, à faire un essai. Ce fut le début d’une collaboration réussie et répétée, qui fit la gloire des deux protagonistes.
Première égérie publicitaire
Habillée de ses costumes de scène — ainsi, sa tenue de danseuse cambodgienne, qu’elle revêtit pour exécuter une danse éponyme au pavillon de ce pays asiatique à l’Exposition Universelle, lui valut l’un de ses portraits les plus célèbres en 1900 et une aura exotique digne de celle à venir de Mata Hari — ou de tenues de ville signées notamment par le grand couturier Jacques Doucet, la belle Cléo fut également précurseur de la folie du marketing. Sa silhouette sculpturale et son allure d’Immaculée Conception permirent de vendre toutes sortes de denrées dans le monde entier. Parfum, chocolat, cigarettes… Figurant sur toutes les boîtes, l’image énigmatique et romantique de la ballerine hypnotisait les foules.
Un scandale qui fit le buzz
La notoriété de Cléo de Mérode grandit encore quand « La danseuse », une sculpture d’Alexandre Falguière, fut exposée en 1896 au Salon des artistes français, sans voile, contrairement à ce que l’artiste avait assuré à Cléo, qui avait posé pour lui. Ce nu en marbre blanc grandeur nature aurait été réalisé d’après un moulage en plâtre du corps de la ballerine. Une rumeur qu’elle accusa l’artiste d’avoir lancée et que la jeune danseuse nia toujours, prétendant qu’elle n’avait pris la pose que pour la tête. Mensonge ou pas, façon de créer le buzz ou pas (déjà à l’époque !), ce scandale renforça encore l’aura de Cléo, dont le pouvoir de fascination semblait réel, que ce soit en photographie ou sur scène en dansant.
Les aventures de Cléopold
Parallèlement, les journaux commencèrent à se faire le relais d’un autre ragot : celui d’une liaison que la jeune femme aurait entretenue avec le roi des Belges, Léopold II, alors âgé de plus de soixante ans et un « anti-Apollon » aux bourrelets abdominaux bien marqués… Les caricatures moqueuses de ces publications contrastaient grandement avec les photographies d’une jeune fille innocente et chaste, qui avaient jusqu’alors fait sensation. La danseuse reconnut volontiers que le souverain lui avait écrit de longues missives passionnées, l’invitant à le rejoindre à Bruxelles, mais elle nia toujours une quelconque liaison. Cléo de Mérode n’hésita pas à traîner en justice les journaux qui salissaient son nom, mais rien n’y fit. Bien avant « Brangelina », pour le grand public, elle et son prétendu amoureux furent affublés d’un sobriquet affectueux : « Cléopold »…
Vilipendée par de Beauvoir
En dépit de sa notoriété, la jeune femme, qui toute son existence durant protégea et entretint jusqu’à l’obsession sa jeunesse, ne leva jamais le voile sur sa vie privée. Courtisane ou éternelle beauté virginale ? Ce qui est sûr, c’est qu’il est impossible de la « classer » dans la même catégorie que les célèbres courtisanes et autres « belles allongées » de son époque, notamment Liane de Pougy ou la Belle Otéro. Beaucoup plus tard, dans les années 1950, Cléo engagea même des poursuites contre Simone de Beauvoir, qui eut l’audace de la qualifier de « cocotte » dans Le Deuxième sexe (paru en 1949). La philosophe perdit le procès. Cléo fut fiancée deux fois longuement — d’abord à un dénommé Charles, issu de la bonne société, et qui eut la mauvaise idée de passer de vie à trépas en 1904, victime de la typhoïde, puis à un diplomate et sculpteur amateur espagnol, Luis de Perinat — et ne révéla ni ne confirma aucune aventure. Jamais elle ne divulgua la vérité sur sa vie privée et se livra toujours de façon très maîtrisée.
Haro sur les demi-mondaines
Cependant à l’orée du changement de monde engagé en 1914, la belle Cléo, toute proche de la quarantaine, connut une sorte de lent et inexorable déclin. Avec la Grande Guerre, les préoccupations des citoyens changèrent du tout au tout. L’époque, très grave, n’était plus aux demi-mondaines et à l’amusement. La carrière et la renommée internationale de la danseuse s’en trouvèrent fortement ternies. En outre, son mentor Reutlinger ferma boutique, après la disparition traumatisante de son fils sur le front. La Belle Époque avait dit son dernier mot et ses plus belles représentantes aussi. Pendant le conflit, Cléo de Mérode quitta Paris pour l’Indre, par peur des bombardements. Elle en profita pour enseigner et donner des représentations pour la Croix-Rouge. De retour dans la capitale après l’armistice, elle reprit sa carrière, mais sans rencontrer le même succès. Elle rangea définitivement ses chaussons en 1924, mais accepta dix ans plus tard de reprendre provisoirement du service dans la revue « 1900 ».
Mannequin pour Vogue
À partir de là, Cléo de Mérode s’enferma dans son mutisme et s’enveloppa plus que jamais de son aura de mystère, vivant une existence parisienne reculée. En 1955, elle publia son autobiographie, Le ballet de ma vie, dont la dernière impression date de 1985. En 1964, à l’aube de ses quatre-vingt-dix ans, elle autorisa le magazine Vogue à réaliser avec elle une dernière séance photo, avec le concours, excusez du peu, du grand Cecil Beaton. On y découvrit une vieille dame à l’allure toujours juvénile et au regard tout aussi perçant que du temps de sa splendeur. Deux ans plus tard, le 17 octobre 1966, Cléo de Mérode s’éteignit dans son appartement parisien de la rue de Téhéran. Elle fut enterrée au Père-Lachaise, où une belle statue de son amant Luis de Perignat placée près de sa tombe, rappelle son glorieux passé.