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Dorothy Parker, la « chevalière » de la Table Ronde
Elle avait suggéré qu’on écrive sur sa pierre tombale : « Excuse my dust » (« Désolée pour la poussière »)… Esprit le plus vif de la fameuse « Table Ronde » (Round Table) de l’hôtel Algonquin à New York, la journaliste, critique, auteur et poète Dorothy Parker excellait dans l’art de la nouvelle. Promue scénariste fort bien payée à Hollywood pendant une dizaine d’années, ses idées progressistes lui valurent d’être black-listée. Plus de cinquante-cinq ans après la disparition de cette New Yorkaise à l’existence balayée par les tourments, son œuvre hautement caustique et désespérée n’a pas pris une ride.
Une enfance à Manhattan
Née le 22 août 1893, à deux mois du terme, dans la résidence secondaire de ses parents à West End, dans le New Jersey, à une centaine de kilomètres de New York, Dorothy Rothschild était la dernière d’une fratrie qui comptait déjà trois frères et sœurs beaucoup plus âgés. Ses parents étaient Jacob Henry Rothschild, fils d’un couple d’immigrés allemands venus tenter leur chance aux États-Unis dans les années 1840, et Annie Eliza Maston. L’enfant, qui grandit à Manhattan, dans l’Upper West Side, vécut une enfance malheureuse.
Orpheline et sans le sou
Pour bien commencer, elle perdit sa mère à l’âge de 5 ans. Puis son père, un industriel, fabricant de vêtements, eut la bonne idée de se remarier en 1900 avec une dénommée Eleanor Frances Lewis. Dorothy n’appréciait pas sa belle-mère, mais celle-ci décéda trois ans plus tard. La famille fut ensuite touchée par l’une des plus fameuses catastrophes du début du XXe siècle. Le 15 avril 1912, Martin Rothschild, l’oncle de la jeune fille, périt à quarante-six ans dans l’Atlantique Nord dans le naufrage du Titanic. Jacob, très affecté par le décès de son frère, rendit son dernier soupir l’année suivante… À sa mort, il avait perdu tout son argent et Dorothy, qui s’était occupée de lui jusqu’au bout, fut contrainte de trouver un travail pour survivre.
Embauchée à Vanity Fair
Après avoir été scolarisée dans un établissement catholique, la future journaliste avait suivi les cours d’une « finishing school », où l’enseignement était spécialisé dans les activités sociales et la culture. Mais elle dut quitter l’école à 14 ans. La jeune fille fit son éducation en lisant, elle qui dévorait les livres. Après la disparition de son père, elle se mit à jouer du piano dans une école de danse le soir afin de gagner sa vie, passant le reste de ses journées à écrire. La chance lui sourit en 1914, quand elle vendit son premier poème, Any Porch, à Vogue, où elle se vit même offrir un poste à la rédaction l’année suivante. Puis en 1917, Vanity Fair la débaucha pour occuper un poste de critique de pièces de théâtre, en remplacement de P. G. Wodehouse.
Alcool et suicide
Cette même année, elle épousa un courtier de Wall Street, Edwin P. Parker. Mais là encore, comme tout ce qui touchait la sphère personnelle, le malheur fut au rendez-vous. Edwin fut blessé pendant la Première Guerre mondiale, ce qui le rendit alcoolique et dépendant à la morphine. L’échec du mariage eut des conséquences désastreuses sur le comportement de Dorothy Parker. Non contente de tromper son mari, elle sombra elle aussi dans l’alcoolisme et tenta de se suicider trois fois. Ainsi, elle vécut une intense aventure avec l’écrivain Charles MacArthur, qui l’abandonna lâchement quand elle tomba enceinte. Elle se fit avorter, puis tenta de mettre fin à ses jours. Dorothy avait le chic pour s’attacher à des hommes qui se servaient d’elle à des fins d’avancée de leur carrière, ce qui était paradoxal pour cette femme qui prônait l’affirmation de soi dans tous les autres domaines de sa vie… Son union malheureuse avec Edwin se solda par un divorce en 1928. Dorothy ne garda que son patronyme.
Critique littéraire au New Yorker
Si ces années de mariage s’avérèrent catastrophiques sur le plan privé, elles furent au contraire fastes sur le plan professionnel. Dorothy Parker était entrée de pied ferme dans le monde littéraire new-yorkais et y occupa une place de choix. Ne gardant jamais sa langue dans sa poche, elle fut licenciée de Vanity Fair en 1920 pour avoir écrit une satire virulente contre l’actrice Billie Burke, dont le mari était l’un des grands annonceurs de la publication… Mais les journaux se l’arrachaient et le tout nouveau The New Yorker obtint ses faveurs en 1925. Elle y devint critique littéraire et y fut même publiée en tant qu’auteur de nouvelles. L’une d’elles, la très autobiographique Big Blonde, reçut le prix O. Henry en 1929.
Naissance de la Table Ronde
Pendant les Années folles, Dorothy Parker vécut une vie sophistiquée et glamour à New York, allant de soirée en soirée dans des bars clandestins (speakeasy) alors que la Prohibition faisait rage. Elle était aussi souvent invitée dans les résidences secondaires de millionnaires new-yorkais. Surtout, la critique littéraire forma en juin 1919, avec notamment deux de ses collègues de Vanity Fair, l’écrivain Robert Benchley et le dramaturge Robert Sherwood, une sorte de cercle littéraire baptisé « The Algonquin Round Table ». Le fondateur du New Yorker, Harold Ross, en faisait aussi partie, tout comme le comique Harpo Marx (l’un des Marx Brothers). Cette bande de joyeux drilles se surnomma ainsi en référence à l’hôtel situé sur la 44e rue où elle se réunissait pour déjeuner et boire de l’alcool de contrebande, parfois jusqu’à six fois par semaine. Mais ses remarques acerbes et leurs plaisanteries caustiques lui valurent le petit nom de « Vicious Circle » (le cercle vicieux). La trentaine de rédacteurs, éditeurs, acteurs et journalistes fit ainsi la pluie et le beau temps de la vie mondaine de la côte est pendant huit ans.
Amie de Hemingway et Fitzgerald
Dorothy publia sa première nouvelle en 1922, Such a Pretty Little Picture pour le magazine Smart Set. Pendant cette décennie très prolifique, elle se rendit plusieurs fois en Europe, devenant l’amie d’Ernest Hemingway et de F. Scott Fitzgerald. Mais en dépit de tout son succès et de la reconnaissance du public et de ses pairs pour son talent et son esprit, Dorothy souffrait de dépression. En 1926, elle publia son premier recueil de poèmes, Enough Rope, qui remporta un grand succès. Cet ouvrage contenait notamment l’une de ses œuvres les plus connues, Resume (autrement dit « CV »), dont le thème est le… suicide :
Razors pain you; Rivers are damp; Acids stain you; And drugs cause cramp. Guns aren’t lawful; Nooses give; Gas smells awful; You might as well live.
Une écriture sardonique et élégante
L’ouvrage fut suivi de Sunset Gun en 1928 et de Death and Taxes trois ans plus tard. L’année précédente, ses nouvelles furent publiées dans un seul volume sous le titre de Laments for the Living. Les écrits de Dorothy Parker étaient sardoniques, sans fioritures et rédigés avec une élégance extrême. Consacrés aux amours perdues, au déclin ou encore à la vie contemporaine, ils mettaient aussi en avant les disparités économiques, la guerre, le racisme, ainsi que l’aveuglement. Dorothy adorait les animaux et était presque toujours accompagnée d’un chien. Elle écrivit donc aussi beaucoup sur ces animaux ainsi que les chevaux. Un soir tard, elle recueillit un chien errant qu’elle soigna avant de l’offrir le lendemain à des amis fortunés qui vivaient sur Long Island. L’idée qu’un tel animal vive dans un lieu aussi sophistiqué l’amusait beaucoup !
Nouvelle carrière à Hollywood
En 1934, Dorothy épousa en secondes noces Alan Campbell, un acteur devenu scénariste de plus de dix ans son cadet. Ils s’installèrent à Los Angeles et écrivirent ensemble de nombreux scénarios payés une fortune pour les studios d’Hollywood, travaillant principalement pour la MGM et la Paramount. Ils adaptèrent ainsi Une étoile est née en 1937, ce qui leur valut une nomination aux Oscars, et collaborèrent en 1942 au script de La cinquième colonne (Saboteur), devenu un film d’Alfred Hitchcock. Dorothy, qui fut nominée une seconde fois en 1947 pour Smash-Up : The Story of a Woman (Une vie perdue) écrivit ou participa à la rédaction de trente-neuf scénarios.
Le fait de côtoyer des stars plus glamour les unes que les autres ne changea pas d’un iota l’attitude de Dorothy Parker. À propos de Joan Crawford, qui voulait à tout prix se cultiver après son mariage avec l’acteur Franchot Tone, l’acerbe auteur eut ces mots : « You can take a whore to culture, but you can’t make her think » (« Vous pouvez mettre la culture à la portée d’une prostituée, mais vous ne pouvez pas la forcer à réfléchir. »).
Pendant toute cette période, Dorothy écrivit très peu de nouvelles et de poèmes. Son couple battait des ailes et les époux divorcèrent en 1947 pour… se remarier trois ans plus tard. Ils se séparèrent de nouveau entre 1952 et 1961 mais se retrouvèrent encore durant deux ans, jusqu’à la mort d’Alan, en juin 1963, d’un suicide ou d’une overdose accidentelle d’alcool et de médicaments.
Des valeurs à défendre
Dorothy Parker ne cacha jamais ses opinions politiques, qu’elle défendait avec détermination. Très engagée notamment dans la lutte pour les droits civiques, elle apporta ainsi son soutien à une grève des acteurs en 1919, puis prit fait et cause pour les anarchistes italiens Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, pendant une manifestation de 1927, l’année où leur condamnation à la peine de mort pour un braquage sanglant perpétré en 1920 fut exécutée. Dorothy fut arrêtée et condamnée à une amende de 5 dollars. En 1933, elle fut l’une des fondatrices d’un syndicat de scénaristes à Hollywood, le Screen Writers Guild. Elle aida à lever des fonds pour aider les Républicains de la Guerre d’Espagne, se rendant même sur place. De retour aux États-Unis, elle écrivit deux nouvelles consacrées au conflit : Soldiers of the Republic et Who Might Be Interested.
Dans le collimateur maccarthyste
Surtout, luttant contre le fascisme et le nazisme, très marquée par les dégâts de la Grande Dépression, Dorothy se rapprocha du Parti Communiste, ce qui lui valut d’être surveillée par le FBI, puis victime du maccarthysme et mise sur la fameuse liste noire d’Hollywood, aux côtés de Charlie Chaplin, Dalton Trumbo, Jules Dassin ou encore Edward Dmytryk. Elle fut appelée à témoigner en 1955 devant la commission d’enquête de la Chambre des Représentants (House Committee on Un-American Activities), où elle invoqua le Cinquième Amendement pour refuser de répondre. Elle qui aurait voulu être correspondante de guerre se vit refuser qu’on lui donne un passeport.
Incinérée en 1967, enterrée en 1988
En dépit de sa position de persona non grata dans La Mecque du cinéma, l’auteur restait très considérée pour ses œuvres littéraires. Elle écrivit une pièce de théâtre en 1953, Ladies of the corridor, et fut intronisée au sein de l’Académie américaine et arts et des lettres en 1959. Puis elle fut professeur invité au California State College en 1963. De retour sur la côte Est en 1964 après la mort d’Alan, elle passa les trois dernières années de sa vie en mauvaise santé, dans la ville qui ne dort jamais. Elle y mourut le 7 juin 1967 à 73 ans d’une crise cardiaque à l’hôtel Varney, où elle avait élu domicile. Sa dépouille fut incinérée deux jours plus tard, mais l’urne resta dans un tiroir d’un cabinet d’avocats jusqu’en… 1988 ! Dorothy avait légué tout son fonds littéraire à Martin Luther King, Jr, mais après l’assassinat de ce dernier le 4 avril 1968, ce fut le NAACP (National Association for the Advancement of Colored People), qui en hérita. Vingt ans plus tard, l’association proposa que les cendres de la journaliste soient enterrées dans un jardin du souvenir qui porterait son nom, au siège de l’association à Baltimore, le 20 octobre 1988.
Inter
Pour en savoir plus sur la grande Dorothy, vous pouvez consulter le site de la Dorothy Parker Society, fondée en 1999, lire la biographie de Marion Meade (Dorothy Parker : What Fresh Hell Is This?) ou visionner le film de 1994 d’Alan Rudolph, Mrs. Parker and the Vicious Circle, avec Jennifer Jason Leigh en Dorothy Parker, Campbell Scott et Matthew Broderick.